De la multitude à la singularité… gustative
Fally Sène Sow, artiste fécond s’il en n’est, est connu pour son singulier regard sur Colobane. Colobane est un quartier charnière de Dakar, la capitale du Sénégal. Il sert de tampon dans le trajet emprunté au quotidien par des milliers de citadins qui rallient le matin le centre, Dakar Plateau. En fin de journée, le chemin inverse est emprunté pour les banlieues, cités dortoirs.
Colobane, ce ne sont pas exclusivement ceux qui passent. Il est aussi célèbre pour son marché où il est convenu de tout y trouver… Colobane, c’est ce paysage d’une déroutante ambivalence : à la fois entropique et ultra-moderne.
On y trouve des vestiges technologiques comme tel téléphone portable que son fabriquant a classé définitivement dans son armoire aux antiquités. On y trouve également le dernier objet connecté sorti d’une plate-forme high tech asiatique.
C’est aussi le lieu de la multitude, une présence humaine qui signe chez Fally Sène Sow toute la pression démographique oppressante et le formidable potentiel humain des villes africaines.
Il en a réalisé des compositions improbables sur toile ou sous verre. Ailleurs, ce sont ses installations qui signent des notes parfois apocalyptiques, parfois de vie, de souffle nouveau.
Le regard de l’artiste ne procède d’aucun misérable voyeurisme. Il nous propose une fascination, par contamination, du vivant et de ses insondables possibilités.
Il se pose des questions. Ces masses compactes et grouillantes se battent pour exister, se battent pour vivre. Au final, s’il faut interroger la vie, la « persévérance dans son être », le premier moteur est la nourriture.
Le sens de la nourriture a évolué avec le temps. Dans ses premières convenances, elle signifiait le processus d’éducation, d’élévation d’un sujet. Par la suite, de spirituelle, elle est devenue liquide avec le lait maternel.
Nourrir le monde amène chez Fally Sène Sow à mettre le pinceau sur le potentiel local, les ressources naturelles. Il en étale les fruits et les fleurs dans des compositions d’une rare complexité car l’artiste gomme parfois toute catégorie temporelle voire toute géographie.
Nous sommes dans des projections oniriques alimentées par la réalité.
Sommes-nous sur une interrogation picturale sur les maîtres flamands voire hollandais du XVII e siècle ? L’artiste ne se laisse pas piéger dans une syntaxe visuelle qui pourrait limiter les possibilités de son expression.
Alors, sommes-nous dans des compositions réalistes des tables sénégalaises ? Il n’est pas vraiment dans une rhopographie exclusive qui documente les usages culinaires dans son pays.
Les menus objets qu’il représente s’harmonisent dans un bon riz au poisson, le plat national sénégalais classé au patrimoine de l’humanité. Mais ce riz au poisson propose, en réalité une lecture coloniale, mercantile voire civilisationnelle. La dynamique de la civilisation impose une forte capacité d’adaptation qui finit par labelliser des pratiques culinaires par appropriation : le riz d’Asie, la tomate, d’alors, d’Italie et le bouillon de Suisse…
Et si le bouillon de Juluis Maggi vient remplacer les légumes hors de portée pour les petites bourses que dire des gros poissons qui ont déserté les côtes sénégalaises depuis que les bateaux usines ont siphonné les ressources disponibles ?
Fally Sène Sow semble être nostalgique des victuailles d’alors. Se jouent donc autour de la table, qui est une véritable construction artistique, toutes les dynamiques de résistance face au pillage multiforme des ressources locales dans le cadre de logiques marchandes transnationales.
Les « natures » que l’artiste voudrait « vivantes » fonctionnent sur les mêmes registres de composition que ses vues en hauteur de Colobane. De la multitude à la singularité gustative, Fally Sene Sow n’est pas dans une vaine description des tables, des fruits et des légumes voire des poissons désirés.
Il en appelle également en une forme de sursaut : « L’Afrique ne profite pas assez de l’exploitation de ses ressources alimentaires. Pourquoi n’agissons-nous pas ? »
Massamba Mbaye, curateur et critique d'art.